Le réveil militaire forcé du Canada

Justin Massie

Il aura fallu 12 ans, et deux années de retard, pour que le Canada atteigne le seuil des dépenses militaires que se sont fixé les alliés transatlantiques en septembre 2014. Il s’agit d’un changement de cap considérable depuis à peine l’an dernier, alors que l’ancien premier ministre Justin Trudeau avouait n’avoir aucune intention de respecter l’engagement du Canada auprès de ses alliés. Contrairement à son prédécesseur, le premier ministre Carney affiche un empressement qui peut paraître étonnant. Après tout, il y a à peine quelques semaines de cela, en campagne électorale, M. Carney n’envisageait d’atteindre le seuil de 2% que d’ici 2030. Que s’est-il passé depuis le 28 avril 2025 ?

Il semble plausible que l’accélération des dépenses militaires canadiennes s’explique par la pression exercée par l’Alliance atlantique et l’administration Trump. Alors qu’un consensus transatlantique émerge sur une nouvelle cible de 3,5% du PIB en dépenses militaires et 1,5% supplémentaire en dépenses connexes, il aurait été malaisant pour le premier ministre Carney de défendre une cible de 2% seulement. Un pattern semble ainsi se révéler : quelques jours avant un sommet de l’OTAN, le gouvernement canadien promet une hausse des dépenses militaires, avec une mine quelque peu agacée. M. Carney ne s’est d’ailleurs pas publiquement prononcé sur la pertinence de la nouvelle cible de l’OTAN. Il s’est plutôt permis une flèche à l’égard de l’OTAN, affirmant : « Notre objectif est de protéger les Canadiens, et non de satisfaire les exigences comptables de l’OTAN ».

Pourtant, M. Carney a justifié son empressement par une évaluation sévère de l’environnement géostratégique. Pour lui, la prédominance américaine est chose du passé. « Les États-Unis commencent à monétiser leur hégémonie, en faisant payer l’accès à leurs marchés et en réduisant leur contribution relative à notre sécurité collective ». En conséquence, le Canada doit réduire sa dépendance à l’égard des États-Unis, a-t-il soutenu. Pour ce faire, près de la moitié des investissements supplémentaires annoncés iront à jeter les bases d’une stratégie industrielle de défense et à diversifier les partenariats de défense en dehors des États‑Unis. Les quelques 4,1 milliards annoncés pour cela seront, bien entendu, insuffisants pour réduire la dépendance structurelle des Forces armées canadiennes (FAC) à l’égard des États-Unis. Mais si le Canada s’engage auprès de ses alliés à atteindre la cible de 3,5% du PIB en dépenses militaires vers 2032 ou 2035, les sommes colossales que cela représenterait permettraient de réduire de manière non négligeable la dépendance à l’égard de l’industrie militaire américaine. À condition que les fournisseurs canadiens, européens et asiatiques soient privilégiés, et que le gouvernement investisse dans les capacités nécessaires à l’autonomie stratégique du Canada. Après tout, atteindre 3,5% du PIB équivaudrait à 110 milliards de dollars, soit 47 milliards annuellement de plus que ce qui est prévu pour 2025-26.

La hausse annoncée par le premier ministre Carney est néanmoins considérable. Pour le ministère de la Défense nationale, il s’agit d’une augmentation de budget annuel de plus de 24% par rapport à celui de l’an dernier. Il s’agit d’une hausse prévue par le vaste programme de recapitalisation des FAC amorcé sous le gouvernement Trudeau à partir de 2017, mais dont les effets se sont matérialisés surtout depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, comme l’indique le graphique suivant.[1]

Dans la mesure où la hausse pour 2025-26 comporte peu de dépenses en capital, le ministère devrait être en mesure de dépenser les sommes additionnelles allouées. En effet, les investissements dans le salaire des membres des FAC, les infrastructures, l’industrie canadienne et les partenariats étrangers devraient être plus aisés à réaliser dans les temps impartis. Les dépenses en capital, a contrario, continuent de conjuguer retard et dépassement de coûts.

Compte tenu des nombreuses acquisitions prévues au cours des prochaines années, toutefois, le ministère devra revoir ses façons de faire afin d’optimiser sa stratégie d’approvisionnement. Il n’est pas normal qu’un besoin dit « urgent », tel que le système de défense aérienne et de lutte anti-drone pour les FAC déployées en Lettonie, prévu au budget de 2022, n’ait été opérationnel qu’au printemps 2025. La nouvelle Agence d’approvisionnement de la défense, une fois mise sur pied, devra accélérer les processus d’acquisition, établir des partenariats plus étroits avec l’industrie canadienne, et soutenir cette dernière autant par des contrats nationaux de longue durée que sur les marchés d’exportation afin qu’elle demeure compétitive.

Le principal risque du réveil militaire canadien consiste en la fatigue politique. Il n’est pas garanti que le consensus interpartisan actuel sur la nécessité d’accroître les dépenses militaires tiendra, surtout dans un contexte où les menaces américaines pourraient s’estomper. Les Canadiens n’accepteront pas non plus de creuser sans fin le déficit budgétaire, et rien n’indique qu’une majorité préfèrerait une hausse d’impôts ou une réduction de programmes sociaux en contrepartie de dépenses militaires élevées. Pour justifier le réarmement en cours des FAC, le gouvernement canadien devra favoriser la transparence et expliquer sans ambages les besoins militaires du Canada. L’une des meilleures façons de le faire consisterait à émuler certains alliés européens, qui publient auprès de leur parlement les cibles militaires fixées par l’OTAN pour mettre en œuvre les plans régionaux de défense transatlantique. Si les Canadiens savaient exactement les capacités nécessaires pour faire face aux menaces posées par ses principaux adversaires, il serait plus aisé de les convaincre des sacrifices nécessaires pour défendre le pays.


[1] Les données de 2014-15 sont les dépenses réelles encourues, celles de 2024-25 et 2025-26 proviennent du budget supplémentaires des dépenses, alors que les projections à venir sont tirées des prévisions de dépenses de la nouvelle politique de défense.

Justin Massie is a CDA Institute Fellow, professor and Head of the Department of political science at the Université du Québec à Montréal. He is also Co-director of the Network for Strategic Analysis, and Co-director of Le Rubicon.

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