Devant les assauts répétés de la Russie contre l’Ukraine et les cris d’alarme en Europe face à l’attitude américaine de plus en plus hostile envers le Président Zelensky, on se demande ce qu’il faut pour enclencher un véritable processus d’intégration militaire européenne. Certes, les intérêts souvent concurrentiels des fabricants d’armes européens ne prêtent guère à la coopération intra-européenne, à part quelques projets majeurs comme ceux d’Airbus dans le domaine civil. Combien de projets d’armement concurrentiels semblent voir le jour entre les pays de l’Union européenne, comme celui d’un dôme protecteur similaire au « Iron Dome » israélien ; une pagaille renforcée par le Brexit ! Pourtant, peu de temps après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, alors que les rancœurs envers l’Allemagne étaient encore à vif, de nobles projets unificateurs sur le charbon, l’acier, et l’atome, accréditaient la notion d’une Europe unie, sous l’égide de Robert Schuman, Jean Monnet et bien d’autres. Le projet le plus provocateur en son temps, en 1950, a incontestablement été la création d’une Communauté européenne de défense (CED), fortement poussée par les États-Unis face à la menace soviétique grandissante.
L’idée de renforcer la sécurité collective en créant une armée européenne unifiée qui pourrait agir sous un commandement commun ne manquait pas d’audace. Sous-jacent, déjà à cette époque, on souhaitait diminuer la dépendance des pays européens vis-à-vis des États-Unis en matière de défense. Mais la perspective de forces allemandes et françaises et autres anciens ennemis réunis si peu de temps après les ravages de la guerre n’allait pas être endossée de gaieté de cœur, surtout face à une pression presque éhontée des Américains. L’heure n’était pas encore venue pour une coopération militaire intégrée efficace—tout comme aujourd’hui— et ce, même si l’Alliance atlantique avait déjà été créée. D’ailleurs, les rivalités historiques et les préoccupations nationales semblent freiner plus que jamais toute possibilité d’engagement vers une défense collective alors que son besoin se fait de plus en plus criant face à la menace russe. C’est sur la base de considérations similaires que le projet de Communauté européenne de défense fut rejeté par l’Assemblée nationale française le 30 août 1954, le gouvernement français de Pierre Mendès France s’abstenant alors d’engager sa responsabilité, ce qui était pour le moins sidérant pour un projet de cette envergure après quatre ans de tergiversations.
On a allégué que le rejet par la France, qui s’est avéré déterminant pour l’issue finale puisque d’autres pays européens l’avaient déjà ratifié, avait été dicté par des craintes de perte de souveraineté. J’avais eu l’occasion à l’époque de poser la question à François Mitterrand, peu de mois avant qu’il n’accède à la présidence française, lors d’une visite privée à Ottawa à l’invitation du premier ministre Trudeau et en marge de l’Internationale socialiste de Vancouver de 1978. Alors que je l’accompagnais en voiture à Montréal, en tant que fanatique de la IVe République, sans le moindre tact, je l’assaillais de questions sur la Quatrième République alors qu’il briguait la Présidence de la Cinquième et qu’il s’inquiétait de la candidature de Michel Rocard. Je lui avais spécifiquement demandé pourquoi Mendès France s’était abstenu. Mitterrand m’avait répondu que c’était sans doute l’influence de Jean-Jacques Servan-Schreiber, animé, comme tous, par la mémoire de la Shoah, d’autant plus qu’il était également juif. Comme on le sait, le rejet de la CED a conduit à l’intégration des forces européennes, allemandes comprises, au sein de l’OTAN.
Les récents événements comme la guerre en Ukraine et même les déboires tout récents du Président Zelensky face à Donald Trump ont suscité une réflexion renouvelée sur une coopération militaire européenne, dans l’esprit d’une Union européenne de la Défense. La CED devrait être un modèle répétable, compte tenu de décennies de coopération européenne intégrée à un moment où le spectre d’une agression postsoviétique ne peut pas être exclu, sinon dans un pays de l’OTAN, du moins dans la prise de territoires ukrainiens avec l’accord des États-Unis par tel qu’annoncé par Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense américain.
Les besoins de sécurité en Europe sont plus urgents que jamais et devraient encourager une coopération militaire intégrée. L’héritage de la CED pourrait utilement influencer aujourd’hui les discussions sur la défense en Europe. Il reste peu de temps.